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dimanche 10 janvier 2016

Mitterrand et l’affaire de l’Observatoire

La version de Mitterrand

Dans la nuit du 15 au 16 octobre 1959, François Mitterrand, sénateur, ancien ministre de l’Intérieur et de la Justice sous la quatrième République, porte plainte auprès de la police : il aurait été victime d’un attentat.
Alors, raconte-t-il, qu’il sortait de la brasserie Lipp, boulevard Saint-Germain, vers minuit et demi, et, au volant de sa Peugeot 404 bleue, regagnait son domicile du 4 rue Guynemer, rue qui longe le côté ouest des jardins du Luxembourg, une voiture Renault Dauphine l’aurait suivi. Inquiet (le climat est aux attentats, en liaison avec la Guerre d’Algérie), il aurait modifié son itinéraire, et, parvenu face au Sénat, aurait tourné à gauche vers le boulevard Saint-Michel, au lieu de tourner à droite vers son domicile. Mais la voiture suspecte l’ayant suivi, il aurait fini par tourner à droite dans la rue Auguste-Comte, puis abandonné son véhicule, et sauté par dessus la haie des jardins de l’Observatoire, juste à temps pour éviter une rafale de mitraillette, sept balles tirées sur sa voiture par ses poursuivants.
Le juge d’instruction, Monsieur Braunschweig ouvre une information « contre X » pour tentative d’assassinat, et confie l’enquête au commissaire Clot, chef de la brigade criminelle de la police judiciaire, qui lance des recherches très actives durant plusieurs jours.

Le scandale éclate

Six jours plus tard, le 22 octobre 1959, l’hebdomadaire de droite « Rivarol » affirme que Mitterrand n’est pas la victime d’un attentat, mais l’organisateur d’un faux attentat contre lui-même, exécuté avec un complice, l’ancien député poujadiste (de droite) Robert Pesquet, battu aux élections en 1958.

La version de Pesquet

Le jour même, Pesquet se présente devant le juge.
Il raconte que Mitterrand, rencontré le mercredi 7 octobre au Palais de Justice, lui aurait offert de « le tirer de la médiocrité » s’il acceptait de lui rendre certains services en exécutant pour lui « certaines missions dangereuses » ; proposition renouvelée le 14 octobre, et confirmée le 15 octobre, jour où lui aurait été confiée la mission de simuler un attentat contre Mitterrand, afin de rendre à ce dernier une popularité perdue depuis que De Gaulle est au pouvoir. Tous les détails de l’opération, heures, itinéraires, auraient été mis au point ce jour-là par les deux hommes, raconte Pesquet.
Il révèle que la voiture suiveuse, une Dauphine, était conduite par lui, Pesquet, et que la mitraillette était tenue par Abel Dahuron, son garde-chasse. Tous deux auraient attendu, comme convenu, que Mitterrand soit à l’abri dans les bosquets des jardins pour tirer sur sa voiture vide.

La deuxième version de Mitterrand

Il dépose une double plainte : pour tentative d’assassinat, et pour diffamation.
Selon lui, Pesquet, qu’il connaissait mal, l’aurait « intoxiqué » en lui « révélant » qu’un véritable attentat était prévu contre lui par ses adversaires, partisans de l’Algérie Française ; que Pesquet devait en être l’exécutant, mais qu’il avait préféré avertir sa future victime pour l’épargner, et lui suggérer à la place un attentat manqué. Proposition que lui, Mitterrand, aurait acceptée de peur d’être tué réellement par d’autres « amis » de Pesquet si celui-ci leur faisait savoir qu’il renonçait.

La réaction du juge

Le juge inculpe Pesquet et Dahuron de détention illégale d’armes de guerre, car ils n’avaient pas de permis de port d’armes ; en outre, ils ont tiré en pleine rue.
Il inculpe aussi un comparse, André Péquignot, qui a fourni la mitraillette (un « souvenir » de la Résistance) sans d’ailleurs savoir à quoi elle devait servir.
Enfin, et parce que cet ancien ministre de la Justice a mis la police et la justice sur une fausse piste, lors de son dépôt de plainte après l’attentat, en ne parlant ni de Pesquet ni de ses relations avec lui – ce qui a provoqué une inutile enquête de la police judiciaire durant plusieurs jours –, le juge manifeste le désir d’inculper Mitterrand pour outrage à magistrat.
Mais Mitterrand est sénateur, c’est-à-dire couvert par l’immunité parlementaire. Le juge fait alors demander au Sénat de lever l’immunité de Mitterrand, ce qui sera fait le 25 novembre 1959, par 175 voix contre 27 – une énorme majorité par conséquent.
Il y a donc, avec Mitterrand, quatre inculpés.

Les suites

Mise à part une péripétie de second ordre, qui verra Pesquet emprisonné quelques jours pour une autre affaire et l’incitera à une grève de la faim, l’affaire de l’Observatoire va traîner encore sept ans.
Fin 1965, De Gaulle se représente à l’élection présidentielle. Deux de ses adversaires politiques les plus acharnés se présentent contre lui : Mitterrand, et Jean-Louis Tixier-Vignancour, candidat d’extrême droite, un ancien avocat de Pesquet. Mais, durant la campagne électorale, l’affaire du faux attentat de l’Observatoire n’est même pas évoquée par les gaullistes, qui craignent sans doute que Mitterrand, ex-ministre de la Justice, possède, lui aussi, ses dossiers contre eux (et notamment contre Michel Debré, à propos de l’attentat du bazooka, commis à Alger en janvier 1957, et dont Debré fut accusé d’être l’un des commanditaires).
De Gaulle réélu et reconduit comme président de la République en janvier 1966, une loi d’amnistie paraît en juin suivant, comme cela arrive souvent après une élection présidentielle. Elle efface entre autres le délit de port d’armes de Pesquet et Dahuron. Mais, pour la première fois dans l’Histoire, elle s’étend également au délit d’outrage à magistrat : Mitterrand est donc lavé lui aussi, et il est désormais interdit de faire seulement mention de son inculpation. Ce « cadeau » de De Gaulle à son adversaire le plus farouche semble confirmer que les gaullistes craignent de voir Mitterrand sortir ses « dossiers ».

L’épilogue

Le 8 août 1966, deux mois après cette amnistie, le juge Sablayrolle, qui a remplacé le juge Braunschweig, rend une double ordonnance concernant Dahuron et Pesquet : renvoi en correctionnelle (de pure forme, puisque entretemps l’amnistie est passée là-dessus) pour le délit de port d’armes sans permis, mais non-lieu en ce qui concerne le délit de tentative d’assassinat. C’est reconnaître officiellement que l’attentat était simulé.
Le même jour, le juge Alain Simon, constatant que les faits remontent à plus de trois ans, est bien obligé de reconnaître la prescription, et de signer un non-lieu concernant l’outrage à magistrat commis par Mitterrand. Là encore, non-lieu de pure forme, puisque le délit, quoique bien réel, a été amnistié.
Cependant, Mitterrand fait appel de la décision de non-lieu en faveur de Pesquet, décision qui, évidemment, impliquait sa complicité avec son « assassin ». Cela signifie qu’il préférerait envoyer en Cour d’Assises deux innocents, plutôt que de reconnaître qu’il a trompé la police et la justice.
Mais, le 28 novembre, la Chambre d’Accusation de Paris lui donne tort, il est débouté et condamné aux frais et aux dépens.
Il insiste, se pourvoit en Cassation... puis, discrètement, se désiste, et la Cour de Cassation prend acte de ce désistement, tout en le condamnant aux frais, là encore, le 30 mai 1967.
L’affaire est terminée pour tout le monde. Pesquet va s’exiler en Espagne, puis en Suisse.
Mitterrand va pouvoir continuer à faire de la politique et à distribuer « tous azimuts » des leçons de morale à ses adversaires...
Références : « Le Crapouillot », n° 20 Nouvelle Série, mars-avril 1972 ; n° 59 Nouvelle Série, été 1981 ; n° 2 Hors Série, juin 1994.